Biotechnologies

Pour en savoir plus sur l'histoire de la Biologie moléculaire

Nous avons choisi de favoriser la présentation du contexte historique, en évitant au tant que possible les développements techniques et en faisant ressortir les interactions scientifiques entre la France et les USA. Elles sont rares car, comme le montre la liste ci-dessus, la France ne joua pas un grand rôle dans la naissance et l’essor de la biologie moléculaire.

Biochimie classique et génétique classique

A l’origine de la microbiologie, grâce à Pasteur,20 mai, 2010eacute;veloppements moléculaires ultérieurs. Il n’y eut aucun apport notable des Français à la biochimie et à la génétique jusqu’à la fin des années 30. La majorité des grands biochimistes furent allemands ou anglais et toutes les grandes découvertes en génétique furent réalisées aux USA, notamment dans le laboratoire de Morgan au California Institute of Technology.

La biochimie est née de l’étude des fermentations

Une relation de cause à effet entre la fermentation et la croissance des micro-organismes était évidente dès le XVIIIième siècle après les travaux de Spallanzani vers 1765. Une application pratique en fut l’invention des boîtes de conserve par un Français, Appert, en 1790. L’analyse scientifique détaillée de ce problème ne commença qu’une cinquantaine d’années plus tard. Ce fut Pasteur qui convainquit le monde scientifique que tous les processus fermentaires étaient dus à des micro-organismes. Il fut conduit à s’intéresser au problème en 1857, à la demande d’un distillateur de betteraves de Lille, Bigo, qui avait des ennuis dans ses fermentations. Pasteur pu établir que les ennuis provenaient du remplacement de la fermentation alcoolique par la fermentation lactique. Pasteur travailla sur ce sujet pendant vingt années au bout des quelles son bilan est magistral : il a découvert des micro-organismes anaérobies stricts ou facultatifs, il a opposé la fermentation à la respiration et montré que dans la première, la dégradation des aliments est incomplète ; il a aussi montré que la fermentation s’arrête en présence d’oxygène. Il a pour cela dû isoler chacun des microbes utilisés et établir la méthode des cultures pures en milieu stérile. Mais Pasteur s’en tenait exclusivement à la cause physiologique des fermentations, ce qui ne pouvait satisfaire les chimistes. Il appartint à un Allemand, Büchner, de donner le départ de l’analyse chimique de la fermentation en obtenant, en 1897, un extrait de levure dépourvu de cellules et capable de transformer le glucose en alcool et en CO2.
Au cours des quarante années qui suivirent, les extraits cellulaires furent utilisés par un grand nombre de biochimistes, parmi lesquels les Anglais Harden et Young et les Allemands Embden et Meyerhof en vue d’établir les voies chimiques exactes de la dégradation du glucose. Un des apports essentiels de Meyerhof fut de découvrir que les mêmes réactions se retrouvaient chez la levure qui fermente et dans le muscle qui se contracte, montrant ainsi l’unité de la biochimie. Vers 1930, Meyerhof et Lipmann (Anglais d’origine allemande) prirent conscience d’une notion capitale : c’est par l’intermédiaire de petites molécules riches en phosphate que les cellules sont capables de capter une partie de l’énergie des liaisons chimiques présentes dans les molécules des aliments. Enfin, la différence, au niveau biochimique, entre la fermentation et la respiration fut élucidée en grande partie par Szent-Györgyi (Américain d’origine hongroise) et Krebs (Anglais d’origine allemande) dans les années 50.
Parallèlement, d’autres biochimistes étudiaient les réactions d’oxydation dans la cellule. Dès 1912, un Allemand, Wieland, fit remarquer que la plupart des oxydations biologiques se font en absence d’oxygène car se sont en fait des transferts de protons vers de petites molécules. L’identification précise et la structure de ces petites molécules furent établies vers 1930, par un Allemand, Warburg, et deux Suédois, von Euler et Thorell. Un autre grand biochimiste de l’époque fut Keilin, un Polonais qui passa la plus grande partie de sa vie scientifique en Angleterre. Jusqu’à la fin des années 30, la plupart des biochimistes se consacrèrent à l’étude du cheminement des protons sans accorder d’attention à la manière dont l’énergie est libérée sous une forme utilisable. Ce sont les travaux d’un Danois, Kalckar, d’un Russe, Belitzer et de deux Américains, Lehninger et Kennedy, entre 1938 et 1947, qui permirent de trouver la solution.
L’idée que dans la plupart des cas, une étape métabolique définie met en jeu un enzyme spécifique, ne s’est dégagée qu’avec le temps. A mesure qu’était élucidée la dégradation du glucose, il devint clair que chaque étape nécessitait un enzyme distinct. Cette lente maturation des idées permit le rapprochement avec la génétique, vers le milieu des années 30.

La génétique classique est née des études de Mendel sur les croisements contrôlés

L’hérédité, ou ressemblance des descendants avec leurs parents, est une notion générale, d’observation familière. Cette transmission de marques héréditaires semble bien souvent capricieuse. C’est pourquoi, pendant longtemps, l’hérédité fut considérée comme une force mystérieuse, aveugle, insoumise à toutes lois et dispersant sans aucune règle les ressemblances. Par nécessité, l’éleveur ou l’horticulteur ont une notion plus précise de l’hérédité, ce qui explique que les précurseurs de la génétique furent des horticulteurs. On peut citer Knight (1799) et Goss (1824) en Angleterre qui travaillèrent sur le pois, Sageret (1826) en France qui travailla sur le melon ou encore Naudin, un botaniste du Muséum national d’histoire naturelle, qui entretint une correspondance suivie avec Darwin sur les hybrides d’espèces de 1855 à 1863. Mais, contrairement à Mendel, aucun d’eux n’eut l’idée de dénombrer précisément la descendance des croisements qu’ils réalisaient.
Né en 1822 de parents pauvres dans le village de Heizendorf (Tchécoslovaquie), Mendel ne put poursuivre d’études supérieures qu’au prix de nombreuses difficultés. C’est pour remédier à ses problèmes qu’il entra en 1843 au monastère Saint-Thomas de Brno. Ce n’était nullement entrer en retraite, le monastère ayant de longue date un statut particulier, en vertu duquel ses membres devaient enseigner les sciences dans les établissements d’enseignement supérieur de la ville de Brno. C’est pourquoi la plupart des moines de ce monastère poursuivaient des travaux de recherche scientifique. Mendel fut d’ailleurs envoyé, de 1851 à 1853, à l’université de Vienne pour parachever sa formation. Là, il se procura le livre de Gärtner compilant tous les travaux sur l’hybridation des plantes. Il y trouva l’idée de se servir des petits pois comme matériel expérimental. A son retour au monastère, en 1854, Mendel se donna comme but de comprendre les « lois de l’hybridation » des variétés des végétaux. En dehors de ses recherches théoriques, il s’occupa de l’amélioration de variétés cultivées, ce qui lui valut une médaille de vermeil pour ses réalisations agronomiques, quelques mois avant sa mort à 62 ans.
En sept ans (1856-1863), dans un jardin de 7 m ´ 35 m, Mendel cultiva environ 27 000 plants de 34 variétés différentes de pois, en examinant soigneusement 12 000 plants (observant en particulier leurs quelques 300 000 graines). Doué d’un exceptionnel pouvoir d’analyse, il en tirera les lois de l’hérédité qu’il exprimera dans un langage mathématique simple. En 1865, il fut à même de pouvoir présenter les résultats de ses travaux devant la Société d’histoire naturelle de Brno, au cours de deux conférences données à une assistance nombreuse. Le texte des deux conférences fut publié en 1866 dans un article de 44 pages qui fut envoyé aux principales sociétés savantes de l’époque. Bien que l’article soit d’une grande cohérence scientifique et d’une grande qualité pédagogique, il ne fut pas repris sur le moment par les scientifiques s’intéressant à l’hérédité. A partir de 1868, pris par ses nouvelles fonctions de supérieur du monastère, Mendel arrêta ses recherches. Les travaux de Mendel furent cités et analysés une douzaine de fois avant 1900, notamment dans l’Encyclopedia Britannica de 1881 et dans le gros ouvrage du botaniste allemand Focke, Les plantes hybrides, paru lui aussi en 1881.
C’est dans cet ouvrage que de Vries (Hollandais), Correns (Allemand) et Tschermak (Autrichien) retrouvèrent la trace de l’œuvre de Mendel, en 1900, quand ils redécouvrirent les lois de l’hybridation végétale. En même temps, deux zoologistes, l’Anglais Bateson (qui créa le mot génétique) et le Français Cuénot, les appliquaient aux animaux. Cuénot abandonna la génétique au bout de deux ou trois ans et il faudra attendre 1945 pour que soit créée la première chaire de génétique en France. L’essor de la génétique est dû avant tout à Morgan et au choix de la Mouche du vinaigre (Drosophila melanogaster) comme animal de laboratoire. Il a donné une base concrète au formalisme de Mendel en montrant que les chromosomes sont le support de l’hérédité. Morgan et ses élèves feront du laboratoire de génétique du California Institute of Technology, à Pasadena, « La Mecque » des généticiens pendant toute la première moitié du XXième siècle. Comme nous le verrons plus loin, la biologie moléculaire est née dans ce laboratoire à la fin des années 30.

L’ADN est le support de l’hérédité

En 1944, Avery, MacLeod et McCarty étudiaient, à l’Institut Rockefeller à New York, Streptococcus pneumoniae, une bactérie habituellement isolée de patients souffrant de pneumonie. Les souches les plus virulentes sont dites lisses (S, pour smooth) à cause de l’aspect chatoyant que leur confère la capsule gélatineuse externe des cellules. Les souches moins virulentes, dites rugueuses (R, pour rough) sont dépourvues de capsule et forment des colonies plus granuleuses. Inspiré par l’observation initiale du médecin anglais, Griffiths, selon laquelle les souches R se transforment en souches S dans la souris infectée (1928), Avery et ses collaborateurs réussirent la même transformation in vitro. Ils démontrèrent que le responsable de la transformation était l’ADN des bactéries S. Comme ce fut le cas pour les travaux de Mendel 80 ans auparavant et pour ceux de Garrot 40 ans auparavant (voir plus loin le paragraphe intitulé La relation « un gène, un enzyme »), la communauté scientifique ne sut pas apprécier cette expérience à sa juste valeur. Ce n’est qu’en 1952, après des années d’expériences sur la génétique des bactéries et de leurs virus, que les biologistes commencèrent à se convaincre que l’ADN était bien le matériel génétique.
Mais la découverte du rôle de l’ADN ne résolut pas tous les problèmes. Il fallait encore comprendre comment le transfert d’information s’effectue au niveau moléculaire. L’ADN est une molécule de très grande taille dont on ne connaissait pas grand chose au moment des travaux de Avery. Les premiers clichés de diffraction aux rayons X de grande qualité furent obtenus par Wilkin et Franklin au King’s College de Londre entre 1948 et 1950 et une théorie de la diffraction des molécules hélicoïdales fut développé en 1951. La nature des liaisons chimiques qui assemblent les différents composants de l’ADN ne fut établit qu’en 1952, par un groupe de chimistes travaillant dans le laboratoire de Todd, à Cambridge en Angleterre. Watson, un Américain en séjour post-doctoral dans le groupe de Perutz au Cavendish Laboratory à Cambridge, et l’Anglais Crick établirent, à partir de toutes ses informations, la structure de l’ADN. La découverte de la structure en double hélice amorça immédiatement un tournant important dans la manière dont beaucoup de généticiens analysaient leurs données. A partir de ce moment, le gène cessa d’être une entité mystérieuse dont le comportement ne pouvait être approché que par des expériences de croisement. Il devint très vite un objet moléculaire réel, qui se prêtait à la réflexion chimique objective. Ce qui fit sensation, néanmoins, ce ne fut pas la découverte de la structure, mais la nature même de celle-ci. L’ADN est formé de deux brins entrelacés, de structure complémentaire, l’un servant de modèle à la formation de l’autre. Le problème fondamental de la réplication des gènes, qui de si longues années était resté une énigme pour les généticiens, se trouvait résolu.
Ce fut le point de départ de toutes sortes d’expériences, destinées à étudier au niveau moléculaire comment les molécules d’ADN contrôlent la cellule. Pour la première fois, les réponses se situent uniformément à l’échelon moléculaire, consacrant ainsi la réussite de la biologie moléculaire.
La prééminence biologique de l’ADN ne fut reconnue que très lentement en France. L’enseignement universitaire classique ignora totalement ce fait pendant des années. Des ouvrages de références comme l’édition de 1957 du Précis de biologie animale de Aron et Grassé (Masson) ne contiennent aucune référence à l’ADN alors que l’ouvrage de Stanier, Doudoroff et Adelberg The microbial world (Prentice-Hall), paru la même année, présente les expériences de Avery et les travaux de Watson et Crick. Il faut attendre le milieu des années 60 pour que l’ADN figure à sa juste place dans les ouvrages universitaires de biologie générale.

La biologie moléculaire, symbiose de la génétique et de la biochimie

Ephrussi, l’Héritier et Monod, les premiers généticiens français depuis Cuénot en 1902, allèrent se former au California Institute of Technology (Caltech) au milieu des années trente, grâce à des financements de la Fondation Rockefeller. Ephrussi et Monod jouèrent un rôle très important dans la naissance de la biologie moléculaire, le premier en participant à la découverte de la relation « un gène, un enzyme », le second en décortiquant les bases moléculaires de la régulation des gènes. Relativement étrangers à la bourgeoisie universitaire et au mandarinat médical, ayant acquis par leur participation à la Résistance des appuis politiques non négligeables, ils réussirent à imposer la biologie moléculaire dans la France de l’après-guerre, avec le soutien financier de la Fondation Rockefeller. Sur le plan administratif, leurs efforts aboutirent à une action concertée « biologie moléculaire » lancée et financée par la Délégation à la recherche scientifique et technique (DGRST) entre 1960 et 1970.

La relation « un gène, un enzyme »

L’idée d’une relation entre gène et enzyme est antérieure à 1910. Un médecin anglais, Garrod, montra qu’une maladie, l’alcaptonurie, était due à la mutation d’un seul gène et que cette mutation était associée à l’absence d’un enzyme particulier (1902-1909). Dans le même ordre d’idées, Bateson montra, en 1905, que la couleur des fleurs résulte d’une cascade de réactions contrôlées par plusieurs gènes. De la même façon que pour Mendel, bien que ses travaux furent repris dans des ouvrages de références de l’époque, ils n’eurent pas d’impact car la curiosité des biologistes portait alors sur d’autres sujets.
Il faut attendre 1934, avec la venue d’Ephrussi (un Russe réfugié en France, alors âgé de 33 ans) dans le laboratoire de Morgan au Caltech pour que les choses changent. C’était l’époque où on parlait beaucoup de l’action des gènes, avec des questions comme : Est-ce que tous les gènes agissent tout le temps ? Une façon d’aborder le problème était de combiner les études génétiques et embryologiques sur un même organisme, mais c’était difficile car l’embryologie se faisait sur l’oursin et la génétique sur la drosophile. Ephrussi convainquit Beadle (un Américain du California Institute of Technology) de passer un an en France pour faire des expériences sur la drosophile grâce à un financement de la Fondation Rockfeller. Travaillant sur la synthèse des pigments des yeux de la drosophile, ils aboutirent au concept « un gène, un enzyme ». Ephrussi revint en 1936 au California Institute of Technology, finir les travaux.
Cependant la drosophile était réellement mal adaptée à ce type d’étude. Beadle partit à Stanford en 1940 et, avec l’aide de Tatum (un jeune Américain autant biochimiste que généticien), il commença une série d’expériences sur la moisissure Neurospora crassa, toujours grâce à l’aide de la Fondation Rockfeller. Convaincus de la relation « un gène, un enzyme », Beadle et Tatum inversèrent la démarche expérimentale habituelle et, au lieu de chercher à déterminer la cause biochimique d’une mutation connue, ils cherchèrent des mutants affectant une réaction biochimique donnée. Ils isolèrent des mutants qui avaient besoin d’un aliment (vitamine, acide aminé...) dont pouvait se passer la souche de Neurospora crassa isolée dans la nature. Ces mutants avaient perdu la capacité de faire une synthèse chimique et, à chaque fois, la perte de fonction était liée à la mutation d’un seul gène. En 1944, Srb et Horowitz montrèrent que des mutations dans plusieurs gènes différents pouvaient conduire au même besoin. Le rapprochement avec les cascades de réactions enzymatiques identifiées par les biochimistes s’imposait de lui-même, la génétique physiologique (biochemical genetics en anglais) était née.
A partir de 1945, la plupart des généticiens et des biochimistes se lancèrent dans l’étude du métabolisme en généralisant l’approche de Beadle et Tatum à d’autres micro-organismes. Les résultats s’accumulèrent très vite sur le métabolisme de la bactérie Escherichia coli et sur la levure. Cependant, la tâche entreprise alors était immense puisque plusieurs milliers de réactions chimiques se déroulent plus ou moins simultanément au cours de la croissance d’un micro-organisme. On considérait dans les années 70 que le quart du travail était fait. Au cours de cette trentaine d’années, généticiens et biochimistes apprirent à travailler ensemble, au point qu’il n’y eut plus qu’une seule discipline, la biologie moléculaire.

Le déchiffrement du code génétique

Même après la découverte, vers 1960, du rôle de l’ARN (l’acide ribonucléique) dans la synthèse des protéines, il y avait peu d’espoir de déchiffrer rapidement les détails du code génétique. On pensait en effet à cette époque, que l’identification des codons d’un acide aminé nécessiterait la connaissance exacte des séquences des gènes et des protéines produites par les mêmes gènes. La détermination de la séquence des acides aminés d’une protéine était possible, bien que laborieuse, mais il n’y avait aucun espoir de déterminer la séquence d’un gène (il faudra attendre la fin des années 70 pour cela). En 1961, à peine un an après que le rôle de l’ARN dans la synthèse des protéines fut établi, on commença à déchiffrer le code génétique grâce à l’usage d’ARN artificiels. Cinq ans après, le code génétique était totalement élucidé. Cette réussite reste encore aujourd’hui l’un des fleurons de la biochimie. La quasi totalité des recherches furent réalisés aux USA, par Nirenberg (Américain), Khorana (Américain d’origine hindou) et Holley (Américain), sur une idée initiale de Crick.

La régulation de l’activité des gènes

Monod découvrit la génétique dans les aspects les plus modernes en allant en 1936 se former au California Institute of Technology, grâce à une bourse de la Fondation Rockefeller que lui avait obtenu Ephrussi. A son retour, il commença une thèse sur les aspects quantitatifs de la croissance bactérienne. Au cours de ses travaux, il découvrit que les bactéries ont besoin d’un certain temps, pendant lequel elles arrêtent de se multiplier, pour passer de la consommation d’un sucre à un autre. Sur les conseils de Lwoff, qui interprétait le phénomène comme le temps nécessaire à la bactérie pour qu’elle adapte ses enzymes, il se lança dans l’étude de « l’adaptation enzymatique », au point d’en faire l’unique thème de sa carrière scientifique. Le point fondamental consistait à évaluer le rôle respectif des facteurs héréditaires et des facteurs du milieu dans la synthèse des enzymes. Ce programme de recherche avait aussi des retombées philosophiques et même politiques, car l’adaptation enzymatique était considérée à l’époque (1947) comme un exemple de phénomène lamarckien (les caractères acquis par les parents seraient transmissibles à leurs enfants). Le déclenchement de la biosynthèse d’un enzyme par un sucre présent dans le milieu était aussi la version la plus simple de la différenciation cellulaire, un problème qui est au cœur de la biologie.
Monod réalisa toutes ses expériences sur des bactéries. Il eut la chance de collaborer avec des microbiologistes de l’Institut Pasteur ayant des compétences complémentaires des siennes, dont Jacob et Lwoff, spécialisés dans la génétique bactérienne. Leur collaboration (The great collaboration comme l’a appelée Crick) aboutit non seulement sur la solution du problème de l’adaptation enzymatique, mais aussi sur un mécanisme général de la régulation de la synthèse des protéines et de son déterminisme génétique, en 1960. Un des points les plus étonnants du modèle de Jacob et Monod, c’est qu’il ne résulte que du travail du groupe de l’Institut Pasteur, les biologistes moléculaires du monde entier étant alors totalement absorbés par leur « grand œuvre », l’identification et la description des milliers de réactions enzymatiques qui se déroulent dans une cellule.

Le génie génétique

Le génie génétique désigne l’ensemble des techniques permettant d’introduire et de faire exprimer dans un organisme vivant un ou des gènes provenant de n’importe quel autre organisme. Les organismes ainsi obtenus sont dits « organismes génétiquement modifiés (OGM) ». On distingue les techniques de biologie moléculaire qui permettent de préparer les séquences d’ADN qui seront introduites, on parle de construction génétique, et les techniques de transgénèse qui permettent de transférer le gène. Le premier animal transgénique (une souris) fut obtenu en 1981 aux USA et la première transgénèse chez une plante (le tabac) fut réussie simultanément par une équipe américaine et une équipe belge, en 1983.

Les outils pour manipuler l’ADN

Une molécule d’ADN est un très grand polymère fait de la répétition désordonnées de quatre nucléotides ; le plus souvent, une molécules d’ADN comporte plusieurs millions de nucléotides. La détermination de la suite exacte des nucléotides, la séquence de l’ADN, resta inaccessible jusqu’aux années 70 car l’analyse chimique ne permet pas d’aborder ce type d’objet. La solution vint de la génétique bactérienne, qui permit d’isoler des enzymes capables de manipuler l’ADN. La manipulation de l’ADN regroupe un amalgame de techniques mises au point initialement en 1972-1973 à la Stanford University et à l’University of California à San Francisco. Ces techniques n’ont cessé de progresser depuis, au point que la séquence d’un génome bactérien (3 à 5 millions de nucléotides) peut être déterminer maintenant en quelques mois et que le génome humain (plus de 3 milliards de nucléotides) devrait être connu d’ici deux ou trois ans. Le biologiste dispose maintenant de tous les outils nécessaires pour visualiser, isoler et multiplier une fragment d’ADN donné. Il peut aussi construire un segment ayant une séquence donnée en raboutant des morceaux d ‘ADN (gènes, signaux, etc.) isolés dans différents organismes.

La visualisation d’un fragment d’ADN

L’ADN est coupé très précisément, au niveau d’une séquence donnée, par un enzyme de restriction. Il existe de nombreux enzymes, chacun étant spécifique d’une séquence particulière. Ces enzymes sont utilisés comme des « ciseaux biologiques » pour réaliser des constructions d’ADN recombiné ainsi que pour l’analyse de l’ADN.
L’action d’un enzyme de restriction génère des fragments de tailles différentes qui peuvent être séparés suivant leur taille. Les fragments d’ADN déposés dans un gel migrent sous l’effet d’un champ électrique, la distance parcourue par les fragments étant inversement proportionnelle à leur taille. Les fragments d’ADN sont visualisés par fluorescence sous la lumière ultraviolette.
L’hybridation moléculaire permet de repérer et d’isoler un fragment d’ADN de séquence donnée dans un mélange de fragments. L’ADN a la faculté de passer de façon réversible de l’état de double hélice à l’état simple brin sous l’effet de changements de température ; l’appariement de deux brins isolés en une molécule en double hélice (l’hybridation) ne se fait pas au hasard, il n’est possible que si les deux brins sont complémentaires. L’hybridation est utilisée pour voir et isoler dans un mélange complexe le fragment d’ADN correspondant à une séquence connue. Pour cela, on met en contact le mélange complexe de fragments d’ADN rendus simple brin par chauffage et de l’ADN simple brin radioactif de séquence connue. On repère ensuite les molécules en double hélice radioactives. On peut les isoler grâce à la propriété de l’ADN de se fixer sur une membrane de Nylon.

La multiplication d’un fragment d’ADN

L’invention de la PCR (réaction de polymérisation en chaîne) en 1985, a bouleversée la production de fragments d’ADN de séquence donnée. Elle permet d’obtenir plusieurs milliards de copies d’un fragment d’ADN contenant une séquence donnée, même si ce fragment n’est présent qu’en un seul exemplaire dans un mélange complexe de millions de fragments d’ADN. Inventée par Mullis dans une petite entreprise américaine de biotechnologie, la PCR fut la première technique de biologie moléculaire protégée par un brevet et dont l’utilisation s’accompagne du payement de royalties. Cette situation assure une véritable rente pour le propriétaire du brevet, la firme suisse Hoffman-Laroche, car la technique est utilisée tous les jours dans les laboratoires de biologie moléculaire.
Une autre façon de multiplier un fragment d’ADN est de l’introduire dans un plasmide. Les plasmides sont des molécules d’ADN circulaires présentes chez les bactéries. La séquence d’un plasmide peut être modifiée très largement, car elle ne contient pas d’informations vitales pour la bactérie. La réalisation d’un long fragment d’ADN ayant une séquence donnée se fait en récupérant à droite à gauche un certain nombre de segments d’ADN intéressants (le gène que l’on veut multiplier, différents signaux pour que le gène puisse s’exprimer correctement, d’autres pour que le plasmide soit dupliqué dans les cellules, etc.) et en les raboutant in vitro. On utilise pour cela les outils présentés ci-dessus pour la visualisation de l’ADN, plus un enzyme pour lier les différents segments. On parle alors d’une « construction génétique ». La construction est injectée dans une bactérie. Le plasmide se duplique en même temps que la bactérie, ce qui permet d’obtenir, par culture de la bactérie, de très nombreuses copies du gène. On parle de « clonage du gène ».

Les transferts de gènes d’une espèce à une autre

La production d’une grande quantité du segment d’ADN ayant la séquence intéressante n’est qu’une première étape. Il faut ensuite introduire le morceau d’ADN dans le noyau des cellules à transformer.
L’idée d’utiliser pour cela des virus remonte aux origines du génie génétique. Les virus sont à peine plus que des gènes capables de pénétrer dans les cellules, de s’y exprimer et de se répliquer. Cette solution n’est pas idéale car les virus sont connus avant tout pour provoquer des maladies. On utilise des virus ayant perdu leur virulence, un peu comme pour un vaccin, ou bien des virus ne provoquant pas de maladies graves. L’obstacle le plus sérieux rencontré chez les mammifères, est la réaction immunitaire qui se déclenche après l’injection du virus contenant le gène intéressant (le transgène). Les défenses de l’hôte tuent très vite les cellules modifiées et inactivent le transgène. On ne rencontre pas ce problème chez les plantes car elles sont dépourvues de système immunitaire.
L’inconvénient est suffisant pour que les biologistes aient cherché à injecter les transgènes sans passer par un virus. Une première solution consiste à simuler l’enveloppe du virus en enrobant l’ADN dans une petite sphère composée de molécules de graisses analogues à celles de la paroi cellulaire. L’autre, plus drastique, consiste à cribler les cellules de microparticules d’or (1 à 3 mm) enrobées d’ADN, la propulsion étant assurée par la détente d’un gaz sous pression. Cette dernière technique a l’avantage d’être utilisable chez tous les organismes. Elle a permis l’obtention du premier maïs résistant à la pyrale (une chenille).

L’histoire d’une invention : la PCR (Polymerase chain reaction)

L’histoire de la PCR illustre bien le rôle des petites entreprises dans l’invention de procédés innovants en biotechnologie et l’importance du relais par des multinationales, une fois que le produit affronte le marché mondial.
Mullis, l’inventeur de la PCR, travaillait en Californie chez Cetus, une petite société de service en biotechnologie, qui synthétisait des sondes pour les laboratoires de biologie moléculaire voisins de Berkeley. Il eut l’idée de la PCR en 1983, en partant en week-end. De retour le lundi chez Cetus, il demanda à l’un des bibliothécaires de la société de réaliser une recherche bibliographique afin de vérifier l’originalité de son idée. N’ayant rien trouvé dans la littérature, Mullis vérifia des semaines durant, auprès d’une centaine de scientifiques, que personne n’avait entendu parlé d’une méthode approchante sans pourtant qu’aucun d’eux se convainque de l’intérêt de l’idée de Mullis. La seule personne qui manifesta de l’enthousiasme fut l’agent de brevets de Cetus. Un an après, alors qu’il préparait le brevet de la PCR, Mullis présenta son invention aux conseillers scientifiques de la société Cetus. Il en convainquit un, le prix Nobel Lederberg.
Si l’on peut faire dès maintenant un parallèle entre la société Cetus et les deux entreprises de biotechnologie que j’ai étudié dans ce mémoire, les différences les plus éclatantes sont le rôle de l’agent de brevets, qui n’existe pas en France dans les PME, et la qualité des conseillers scientifiques de Cetus.
L’importance des royalties découlant de l’utilisation quotidienne de la PCR dans tous les laboratoires de biologie moléculaire explique les attaques contre les brevets couvrant la PCR. Trois brevets, deux pour la méthode et un pour l’enzyme (la Taq polymérase), furent déposés par la société Cetus à la fin des années 80. Les droits d’exploitation furent rachetés par la société suisse Hoffmann-Laroche en 1991 pour le montant exceptionnellement élevé de 300 millions de dollars. Mais en 1992, aux USA, la firme suisse dut attaquer Du Pont de Nemours pour contrefaçon des brevets de la PVR et obtint gain de cause devant les tribunaux. En octobre 1992, elle poursuivait la société américaine Promega pour contrefaçon de la Taq polymérase. Promega réagit en engageant une procédure légale contre la validité du brevet Hoffmann-Laroche. En Europe, la société suisse rencontra des problèmes qui, sans aller jusqu’au procès, n’en furent pas moins gênants. En 1993, six sociétés (Orion, Abbort, Rhône-Poulenc, Sanofi-Diagnostics Pasteur, Cisbio International et Appligène) engagèrent une procédure d’opposition devant l’Office européen des brevets (OEB) pour contester les deux brevets PCR d’Hoffmann-Laroche. Elles soutenaient que la PCR ne fut pas inventée par Mullis en 1985, mais par le groupe de Khorana en 1970. En mars 1995, l’OEB repoussa ces revendications et les brevets de la PCR furent maintenus moyennant de légères modifications tenant compte des travaux de « l’art antérieur ». Dans la foulée, Hoffmann-Laroche attaqua la société belge Organon Teknica pour infraction aux brevets sur la PCR appliquée à deux tests de détection du virus du sida.
La « saga » des brevets de la PCR n’est probablement pas terminée. Il est évident que Cetus, petite société de service, n’aurait jamais eu les moyens d’une telle politique de défense tous azimuts.